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Un apéro avec James Ellroy : « Dans mon imagination, j’ai presque exclusivement vécu dans un autre monde »

Prendre un apéro avec un individu qui ne consomme plus d’alcool depuis la présidence de Jimmy Carter et ne fréquente pas davantage les bars n’est pas chose aisée. Mais avec James Ellroy, l’auteur de romans noirs préféré des Français, réalité et fiction se confondent au point d’engendrer des mirages. Il suffit d’entrer dans la danse de sa propre imagination, fertile en diable : « C’est ce que j’essaie de faire avec les gens, leur transmettre le côté obsessionnel de mes livres, pour qu’ils les lisent de façon obsessionnelle. »
Puisque son dernier pavé en date, Les Enchanteurs (Rivages, 672 pages, 26 euros), se déroule pendant l’été 1962 à Los Angeles, alors que Marilyn Monroe vient de succomber à une overdose de barbituriques et que rôdent flics ripoux, voyeurs dévoyés et starlettes criminelles, essayons l’obsession.
Première étape : tamiser mentalement la lumière blafarde de la pièce des éditions Rivages où se déroule l’entretien, en plein cœur du 7e arrondissement de Paris. Puis imaginer, à la place des deux gobelets de café, un old fashioned bien tassé avec une cerise confite piquée dans un cure-dents. En fond sonore, recouvrir les murmures des employés par une envolée de cool jazz, Dave Brubeck au piano, Eugene « The Senator » Wright à la contrebasse. Fermer les yeux, un petit effort de concentration, nous y voilà : la Cité des anges, canicule millésime 1962.
Installé dans un large fauteuil moderne, bras écartés sur le dossier, jambes croisées, James Ellroy, 76 ans, plante le décor : « C’était un autre monde, et, dans mon imagination, j’ai presque exclusivement vécu dans ce monde. » Sa mise – pantalon jaune pastel, chaussures en toile jaune canari, pull-over rouge passé – contraste avec sa mine, celle d’un austère pasteur luthérien, longue silhouette dégingandée, yeux perçants derrière des lunettes rondes et visage émacié.
A l’époque des faits, Lee Earle, son véritable prénom, trimballe un trauma XXL : sa mère, Geneva, a été assassinée quatre ans plus tôt, le coupable n’a jamais été retrouvé. A l’âge de 10 ans, il est confié à son père, déjà sexagénaire et comptable pour des studios de cinéma en même temps que coureur de jupons invétéré. Il grandit à la va-comme-je-te-pousse, dévore les pulps, ces magazines à quatre sous aux couvertures criardes peuplés de pin-up et de durs à cuire en chapeau mou. Il ne quittera jamais vraiment cette époque, comme on s’arrime inconsciemment aux séquelles d’un choc émotionnel en croyant mieux l’exorciser.
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